Nous, enseignants-chercheurs en droit, avocats, magistrats, soucieux du respect de l’égalité des étudiants devant le service public de l’enseignement supérieur, tenons à alerter tous ceux qui aspirent à la pérennité des principes fondamentaux qui fondent le modèle universitaire français et, plus particulièrement, la communauté des juristes et des étudiants en droit, de ce qui suit :
Il y a un an, l’université Paris-II innovait en créant un « collège de droit », consistant, selon les propos tenus par son président dans son blog, à « offrir un parcours spécifique qui exploite au maximum les potentialités de nos meilleurs étudiants et qui réponde vraiment à un besoin du marché ». Depuis, d’autres universités semblent vouloir suivre cette voie : Paris-I, Montpellier, Toulouse, bientôt Bordeaux-IV… L’exemple de Paris-II est édifiant : seuls les étudiants ayant obtenu mention très bien au baccalauréat peuvent s’inscrire à ce collège du droit, moyennant la somme conséquente de 200 euros qui s’ajoutent aux frais d’inscription du cursus classique, afin de suivre 130 heures annuelles d’enseignements complémentaires dans des disciplines telles que la philosophie, la sociologie du droit ou le droit comparé. Ce collège, qui se superpose à la formation classique des trois années de licence, délivre un diplôme d’université (DU) ne répondant pas à une spécialisation, comme c’était jusqu’alors le cas, mais à un complément à la formation de base offerte à la masse des étudiants, destiné à renforcer la culture générale d’une petite élite dès la première année des études universitaires. Cette innovation a été présentée comme une solution permettant aux universités d’entrer dans la « bataille de l’excellence » afin de « concurrencer les grandes écoles » pour que nos universités, sur le modèle de Paris-II, demeurent « compétitives » sur le « marché » de la formation universitaire.
Nous condamnons fermement la mise en place d’une université « à deux vitesses », qui institutionnalise la discrimination entre étudiants mais aussi la concurrence entre universités. Il s’agit, dans les faits, de former deux catégories d’étudiants :
une catégorie censée constituer une « élite », en outre financièrement capable de s’acquitter de frais d’inscription supplémentaires, aspirant à une meilleure formation susceptible de mieux la positionner sur le marché de l’emploi (4,4 % des étudiants inscrits en première année de droit à Paris-II, en 2008/2009) ;
une autre catégorie, la « masse », stigmatisée dès la première année comme nécessairement moins bonne, et à laquelle ne serait assurée qu’une formation standard, la fragilisant nécessairement sur le marché du travail. Tout étudiant a le droit de suivre les mêmes enseignements qui lui permettent d’acquérir une culture générale. Aujourd’hui, la discrimination est telle, tant pour les concours de la fonction publique que pour l’accès aux emplois privés, que l’on ne peut accepter qu’un étudiant puisse voir son destin grevé dès l’origine. Il s’agit, en réalité, de susciter une concurrence débridée entre universités, contraignant les étudiants à s’inscrire dans l’université présentant la meilleure « offre », en termes d’« excellence », de sorte qu’un tel projet serait nécessairement présenté comme « inéluctable » par les « pragmatiques ».
Nous condamnons fermement la logique de privatisation dans laquelle s’inscrit nécessairement cette formation universitaire « à deux vitesses ».
En pratique, la création d’un DU n’est admise, conformément à la philosophie de la loi Pécresse, que si le DU « s’autofinance », par l’acquittement de frais d’inscription supplémentaires notamment, ce qui démontre que cette sélection ne s’opère pas que sur des critères prétendument méritocratiques. De plus, la création de collèges de droit s’inscrit dans l’incessante politique de restriction budgétaire puisqu’elle permettra de justifier la réduction du nombre de matières offertes au plus grand nombre des étudiants et donc des postes d’enseignants amenés à les dispenser.
Nous appelons tous ceux qui voient en l’université un service public destiné à offrir au plus grand nombre un enseignement de qualité, à se mobiliser pour éviter de telles dérives.
Premiers signataires : Michèle Bonnechere (professeure de droit privé à l’université d’Évry, Val-d’Essonne), Valérie Boyance (avocate au barreau de Bordeaux), Emmanuel Gayat (avocat au barreau de Seine-Saint-Denis), Julien Giudicelli (maître de conférences en droit public à Bordeaux-IV), Gilles J. Guglielmi (professeur de droit public à Paris-II), Geneviève Koubi (professeur de droit public à Paris-VIII), Pierre Landete (avocat au barreau de Bordeaux, ancien membre du conseil de l’ordre, ancien président de l’Institut de défense des étrangers), Sylvaine Laulom, (maître de conférences en droit privé à l’université de Saint-Étienne, membre du Conseil national des universités), Jean-Pierre Maublanc (professeur de droit public à Bordeaux-IV), Emmanuelle Perreux (présidente du Syndicat national de la magistrature), Mireille Poirier (maître de conférences en droit privé à Bordeaux-IV, membre du Conseil national des universités), Marc Richevaux (magistrat, maître de conférences en droit privé à l’université du Littoral-Côte d’Opale, membre du Conseil national des universités), Mathieu Touzeil-Divina (maître de conférences en droit public à Paris Ouest-Nanterre, la Défense), Jean-Marc Trigeaud (professeur de droit privé à Bordeaux-IV), Marie-Thérèse Viel (maître de conférences en droit public à Bordeaux-IV) ; Élisabeth Gontier (psychologue, expert judiciaire inscrit, enseignante à l’Institut de l’enseignement à distance, université Paris-VIII, signataire de l’Appel des appels), Jean-Pierre Morelou (maître de conférences en droit public à Paris-Nanterre), Arnaud Mazieres (juriste d’entreprise), Cyril Wolmark (professeur de droit privé à l’université Lumière Lyon-II), Raquel Garrido (université Paris-X Nanterre, master 2 droit des relations économiques internationales et communautaires, élève avocate promotion Jean-Denis Bredin), Xavier Aurey (ATER université de Caen Basse-Normandie, doctorant, université Paris-II Panthéon-Assas), Pierre-Yves Dacheux (enseignant, Montpellier), Lionel Miniato (maître de conférences en droit privé à l’université de Toulouse). Soutenus par : Syndicat national de la magistrature, SNESUP (Bordeaux-IV), OSBIV (Association d’étudiants de Bordeaux-IV), Line Glon-Sanson (PRAG en anglais, département lettres modernes de l’UFR de lettres et langages, université de Nantes), Mathias Millet (maître de conférences en sociologie, université de Poitiers), Julie Voldoire (ATER en sciences politiques, université Picardie Jules-Verne), Élisabeth Gavoille (maître de conférences en latin, Tours), Laurent Gavoille (maître de conférences en latin, Bordeaux-III), Christine Huguet (MCF littérature anglaise université Charles-de-Gaulle Lille-III), Thibault Fayner (auteur de théâtre, enseignant vacataire à Grenoble-III et Lyon-II), Michel Berges (professeur de sciences politiques à l’université Montesquieu Bordeaux-IV et à l’université de Toulouse-I).