Les echos [ 10/06/08 ]
Pourquoi la grève franche ne fait plus recette
PIERRE DE GASQUET
jeudi 12 juin 2008
par PL
Contrairement à une idée répandue, la France n’est pas particulièrement une nation « grévicultrice ».

PIERRE DE GASQUET Pourquoi la grève franche ne fait plus recette [ 10/06/08 ]

http://www.lesechos.fr/info/analyses/4738224.htm ?xtor=RSS-2059

Les cheminots aujourd’hui, les caissières et les marins pêcheurs hier, les chauffeurs routiers et les travailleurs sans papiers demain... En attendant la journée d’action du 17 juin sur les retraites et les 35 heures, la CGT, FSU et SUD-Solidaires ont appelé à une « semaine d’actions » pour protester contre la fameuse RGPP (Révision générale des politiques publiques), considérée comme un « outil de casse sans précédent de l’ensemble de la fonction publique ». A en juger par cette kyrielle de mouvements sociaux, on pourrait croire que la France a renoué avec la grande onde sociale de mai-juin 1968 et son record de 9 millions de grévistes. Il n’en est rien. Selon les statistiques officielles, l’usage de la grève est en net déclin depuis vingt ans, en France comme dans presque toute l’Europe. Au profit de nouvelles formes de conflictualité larvée. Doit-on forcément s’en réjouir ?

Contrairement à une idée répandue, la France n’est pas particulièrement une nation « grévicultrice ». Sur la période 2000-2004, elle se situait au dixième rang des pays européens les plus grévistes, avec 40,5 journées individuelles non travaillées pour fait de grève (JINT) pour 1.000 salariés, loin derrière l’Espagne, l’Italie mais aussi la Norvège ou la Finlande. Sur la période 1998-2004, c’est le Danemark, royaume si souvent loué pour la « flexisécurité », qui arrive en tête, devant l’Espagne et l’Italie. On comptait 1,2 million de JINT en France en 2005, contre 4 millions en 1976. « La vraie spécificité française, c’est plutôt la concentration des grèves dans le secteur public et dans les transports », estime le chercheur Guy Groux, coauteur, avec Jean-Marie Pernot, d’un ouvrage révélateur sur l’évolution de la grève qui vient de paraître aux Presses de la Fondation nationale des sciences politiques (1).

Depuis vingt ans, la part des grèves déclenchées dans la fonction publique tend à croître de manière exponentielle. Elle représente aujourd’hui 70 % à 80 % du total, contre 30 % au milieu des années 1980 et 3 % dans les années 1970. Cette « surmobilisation » des fonctionnaires s’explique à la fois par les politiques budgétaires visant à réduire le poids de la fonction publique dans la dépense générale de l’Etat et par les contraintes du régime juridique du conflit applicable aux fonctionnaires (interdiction du débrayage, dissuasion de la grève du zèle...). Mais tous secteurs confondus, les syndicats eux-mêmes ont pris acte du reflux de la grève, la plupart des confédérations, hormis la CGT, la concevant désormais comme une forme d’« ultime recours ».

De l’aveu même des organisations syndicales, la journée d’action du 17 juin sur les retraites et les 35 heures ne sera pas, d’ailleurs, une véritable « journée de grève ». FO a refusé de se rallier à l’appel lancé par la CGT et la CFDT après avoir proposé, en vain, une journée de grève interprofessionnelle. Selon les auteurs de l’enquête sur l’évolution des mouvements sociaux, récemment présentée au Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences po), la grève offensive a largement cédé le pas à la grève défensive. Y compris à la SNCF, la tendance est plutôt à l’érosion du nombre des jours de grève depuis 1995, même si les tensions sur l’avenir du fret ont provoqué une nouvelle poussée de fièvre. De même, la grève « franche », au sens du conflit classique et durable, est aujourd’hui moins utilisée dans le secteur privé au profit de nouvelles formes « périphériques » de conflit : débrayages, manifestations au sein de l’entreprise, refus d’heures supplémentaires ou petites grèves de moins de deux jours... Les auteurs évoquent le recours croissant à des formes de mobilisation protestataire « multiples et polymorphes » qui rappellent le recours à la « grève froide » décrite par le sociologue Christian Morel, directeur des ressources humaines de la division véhicules utilitaires de Renault, dès 1981, dans son livre « La Grève froide » (éditions Octarès). A en juger par l’évolution des mouvements sociaux en Europe, ce déclin de la grève « franche » masque l’apparition de nouvelles formes de conflictualité, plus éclatées ou plus « sournoises », qui échappent en partie au contrôle des syndicats traditionnels.

Pour autant, la grève est loin d’être morte. L’impact médiatique de celle des travailleurs sans papiers qui ont su habilement utiliser l’article 12 ter de la loi Hortefeux sur les régularisations est troublant. « C’est en utilisant un droit qu’ils n’ont pas que les travailleurs ont acquis la sympathie de l’opinion publique. La grève les a fait apparaître comme des travailleurs », constate Maryse Dumas, secrétaire confédérale de la CGT. Surtout, le déclin de la grève, dans sa forme traditionnelle, généralement attribué à la précarisation de l’emploi et à l’affaiblissement des syndicats, n’est pas le signe d’un dépérissement des conflits sociaux. Loin s’en faut. Paradoxalement, on assiste à « une hausse de la conflictualité globale dans l’entreprise alors que le recours à la grève classique est en reflux ». Entre 2002 et 2004, 30 % des entreprises de plus de 20 salariés ont connu au moins un conflit collectif contre 21 % entre 1996 et 1998. On note l’essor de nouvelles pratiques de mobilisation protestataire et de contestation telles que les pétitions, les manifestations ou les grèves du zèle. A l’arme spectaculaire de la grève tend à se substituer celle, plus médiatique, de la manifestation ou du blocus.

Les grèves franches et « offensives » de mai-juin 1968 avaient débouché sur les accords de Grenelle. On aurait tort de considérer que les mouvements de juin 2008 n’en sont forcément qu’une pâle copie négligeable. Les métamorphoses de la grève n’impliquent pas forcément le dépérissement du domaine de la lutte. PIERRE DE GASQUET est journaliste au service Enquêtes des « Echos ». pdegasquet@lesechos.fr

(1) « La Grève », de Guy Groux et Jean-Marie Pernot, éditions Les Presses de Sciences po, 149 pages, 10 euros.